Résumé — Le combat pour le droit (1872) par Rodolphe Von D’Ihering

Certains ouvrages m’ont marqué au point que je décide d’en faire un résumé pour en garder la trace. J’en publie sur ce blog quelques-uns afin que tout un chacun puisse en profiter. Si j’essaye de rester le plus neutre possible, la lecture de ces résumés ne remplace en rien la lecture de l’ouvrage original.

Le combat pour le droit (ou La lutte pour le droit selon d’autres traductions) répond à une question simple : comment le droit se crée ? Dans ce court essai au style flamboyant qui le caractérise, Ihering exprime l’idée d’un droit construit par les luttes dont il fait l’objet. Il nous parle d’un droit vivant et évolutif et s’oppose donc à l’école historique du droit de Savigny dont il a pourtant longtemps fait partie. Tout est pour lui contenu dans l’idée de justice qui habite les justiciables lorsqu’ils défendent leurs droits subjectifs. Il renverse la perspective traditionnelle d’un droit objectif conditionnant les droits subjectifs. Il fait toutefois l’économie d’une réflexion sur la conciliation des droits ce qui lui est parfois reproché. Il ne donne pas non plus de finalité : c’est un positiviste.

À l’heure où la soft law et le droit spontané occupent les tribunes, le Combat pour le droit mérite d’être relu. Il décrit ce qui reste probablement la première des forces créatrices du droit (pour reprendre les mots de Ripert).

Rodolphe Von D’Ihering (trad. de A. F. Meydieu), Le combat pour le droit, 1872, 56 p.

Notes de lecture (depuis la trad. de A. F. Meydieu)

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Préface du traducteur

Traduisant des explications demandées à Ihering, Meydieu explique qu’au lendemain des guerres de Napoléon Premier, la question d’une codification du droit allemand se posait. S’il est logique que les princes y aient été hostiles, cela est plus surprenant venant de juristes. Pourtant, Savigny dans son Vom Beruf (1814) s’oppose à l’idée de codification en développent une théorie sur l’origine des lois. Selon l’école historique du droit qu’il fonde, « le droit primitif a partout été dans le monde le droit coutumier », « il est né tout seul comme le langage » (p. VIII). Le « droit coutumier est la forme naturelle de tout droit, en présence de laquelle, la législation est quelque chose d’artificiel, de mécanique, un empiètement dans l’ordre de la nature », « c’est pour ainsi dire, la nature et le médecin » (p. IX). « Pour Savigny, c’est le droit coutumier qui vient d’abord et la législation ensuite » (p. IX).

Donnant ses propres explications, Meydieu poursuit sur l’idée de la France et du patriotisme : « le patriotisme sauva la France et avec elle la liberté. » (p. XV). Faisant le lien avec l’œuvre de Ihering, Meydieu affirme : « Il faudra, pour se relever, travailler et combattre » (p. XVI).

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« L’idée du droit renferme une antithèse, qui nait et cette idée dont elle est complètement inséparable : la paix est le terme du droit, le combat est le moyen de l’atteindre. » (p. 1).

Il s’agit là du combat du droit contre l’injuste et non de l’injuste contre le droit. « Ce combat durera aussi longtemps que le droit aura à se prémunir contre les attaques de l’injuste, c’est-à-dire aussi longtemps que le monde. » (p. 1). Le combat est donc une condition même de l’idée de droit. Car tout droit est le fruit d’un combat contre « ceux qui n’en voulaient pas » (p. 1).

« Le glaive sans la balance est la force brutale, la balance sans le glaive est le droit dans son impuissance. » (p. 2)

« Tout homme qui en vient à l’obligation de maintenir son droit, prend part à ce travail national et contribue dans sa petite mesure à la réalisation de l’idée du droit sur terre» (p. 2).

Certains seraient surpris par cette définition du droit, « il n’a jamais été pour eux que le règne de la paix et de l’ordre » (p. 2). Mais ce n’est là que leur expérience personnelle, qui cache que le règne de la paix est le fruit d’un combat qui n’a pas été le leur. « Si vous vivez dans la paix et l’abondance, sachez qu’un autre a dû combattre et travailler pour vous. ».

« Cette expression, le droit, referme, vous le savez, un double sens, le sens objectif qui nous présente l’ensemble des principes de droit en vigueur, l’ordre légal de la vie ; le sens subjectif qui est pour ainsi dire, le précipité de la règle abstraite dans le droit concret de la personne. » (p. 3).

Dans ces deux cas, le droit est combat, pourtant l’étude portera davantage sur le droit subjectif. Car il s’agit d’analyser l’origine du droit. Savigny et Puchta considèrent le droit comme aussi naturel que le langage. Ihering avoue avoir longtemps vécu convaincu de cette définition. Il concède que le droit « se développe sans recherche, inconsciemment, […] organiquement, intrinsèquement comme le langage. » (p. 4), mais ce phénomène, s’il peut accompagner le cours des choses, ne peut le renverser : « il n’y a que la loi, c’est-à-dire l’action volontaire et déterminée de la puissance publique, qui ait ce pouvoir » (p. 5). S’il arrive que des réformes se fassent sans à‑coups, la réforme porte souvent atteinte à des intérêts.

« Les intérêts de milliers d’individus et de classe entière se sont tellement identifiés avec le droit dans le cours du temps, qu’il n’est pas possible d’écarter le droit sans toucher au vif les intéressés. ». « L’instinct de conservation personnel » poussant à un combat pour la défense de ses intérêts, où « ce ne sera pas le poids des raisons, mais l’état des forces en présence qui décidera ». « C’est la seule manière de s’expliquer que des institutions depuis longtemps condamnées trouvent encore moyen de vivre souvent des siècles ». Le conflit, qui dure souvent plus d’un siècle atteint son point fort lorsque « les intérêts ont revêtu le caractère de droits acquis » (p. 5).

Il y a deux partis en présence, l’une « en appelle à la sainteté du droit historique, du droit du passé, et l’autre à la sainteté du droit qui se développe et se rajeuni sans cesse, du droit primordial et éternel de l’humanité en devenir » (p. 5). « Toutes ces conquêtes que l’histoire du droit peut enregistrer : l’abolition de l’esclavage, du servage, la libre disposition de la propriété foncière, la liberté de l’industrie, la liberté de conscience n’ont pu être achetés que par une lutte des plus vive ». Il n’est possible au droit « de se rajeunir qu’en brisant avec son passé. Un droit concret qui invoque son existence pour prétendre à une durée illimitée, à l’immortalité, rappelle l’enfant qui lève le bras sur sa mère ; il méprise l’idée du droit sur laquelle il s’appuie » (p. 6).

S’il ne fait pas de doute que le développement du droit est aussi régulier que celui du langage et de l’art, il s’opère pourtant « d’une toute autre manière ». C’est en ce sens qu’il faut rejetter le parallèle qu’opère Savigny entre ces matières, car cette doctrine est comme maxime politique l’« une des erreurs les plus fatales que l’ont puisse imaginer, car elle conseille à l’homme d’attendre quant il doit agir » (p. 6).

Puchta se trompe lorsque qu’il décrit le droit coutumier comme un moyen de découvrir la persuasion légale, il avait négligé de remarquer que cette persuasion ne commence à se former que quand elle agit. Ici aussi « le doit est une idée de force. ». C’est une idée romantique, une idée de son temps : c’est se présenter « le passé sous un faux idéal, que de se figurer le droit naissant sans peine » (p. 7).

Ihering est persuadé que même à l’époque primitive le droit fut toujours mu par la force. Avec l’époque historique, on peut affirmer avec plus de preuves « que la naissance du droit n’est toujours comme celle de l’homme, qu’un douloureux et violent enfantement. ».  

Faut-il s’en plaindre ? Non répond Ihering : cet effort, c’est « ce qui fait naitre entre [les peuples] et leur droit ce lien intime, que l’enjeu de la vie dans l’enfantement, établit entre la mère et le nouveau-né. ». « Qui dépouillera donc un peuple des institutions et des droits qu’il a achetés au prix de son sang ? ». Ainsi, « le combat qu’exige le droit pour se faire jour n’est pas un châtiment, mais une bénédiction. » (p. 8).

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Le combat pour le droit concret

C’est du combat pour le droit concret dont il est ici question. « Ce combat peut se dérouler dans toutes les sphères du droit » qu’il soit public ou privé. Il est partout question de cette même lutte pour le droit. La présente étude porte sur le « combat légal pour le droit privé », où la véritable cause du procès peut facilement échapper au public. Le calcul des avantages matériels et pratiques auxquels se prête la matière n’aide pas à la compréhension de la vraie signification du procès. Autrefois, « quand l’épée finissait cette querelle du mien et du tien », on pouvait mieux sentir qu’ « on défendait dans la chose son droit son honneur et sa personne même. » (p. 9).

Il peut apparaitre à première vue que le « combat pour le doit, ne serait […] qu’une règle de calcul, dans laquelle on pèserait de part et d’autre les avantages et les pertes, et d’où sortirait la décision. 

Vous savez tous qu’il n’en est pas ainsi en réalité. L’expérience journalière nous apporte des procès dans lesquels la valeur de l’objet en litige n’a aucun rapport avec le sacrifice probable de peines, d’efforts, d’argent qu’il faudra faire. » (p. 10).

On explique généralement ce comportement par l’esprit de chicane. L’analyse vaut pour le paysan a qui on a enlevé quelques mètres de terre inculte, mais pas pour une nation à laquelle une autre enlève un morceau de terre inutilisé. Le peuple atteint dans son droit se doit de prendre les armes pour défendre son honneur, son existence. C’est le même esprit qui anime le plaideur défendant une cause modeste en valeur. « On ne fait pas le procès pour la valeur futile de l’objet, mais pour cette raison idéale : la défense de la personne et de son sentiment du droit » (p. 10). La vraie cause du procès est de « faire reconnaitre son droit » (p. 11).

Faut-il placer celui qui défend son droit et celui qui préfère la paix à sa défense sur le même plan ? Répondre oui serait prêcher « la fuite et la lâche fuite devant l’injustice, tandis que le doit ne peut exister qu’en lui faisant une vaillante résistance. ». « Résister à l’injustice est un DEVOIR de l’individu envers LUI-MEME, car c’est un précepte de l’existence morale ; c’est un DEVOIR envers la SOCIETE, car cette résistance ne peut être couronnée de succès que si elle est générale. » (p. 12).

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La défense du droit est un devoir envers soi-même

L’homme défend dans le droit « la condition de son existence morale. » (p. 12). « Le droit n’est que l’ensemble des différents titres qui le composent, et dans chacun d’eux se reflète une condition particulière de l’existence morale ». L’arbitraire ne se fait jour que dans le domaine du concret.

Toute injustice n’est toutefois pas « action arbitraire, c’est-à-dire une révolte contre l’idée du droit. Le possesseur de ma chose qui s’en croit le propriétaire, ne nie pas en ma personne l’idée de la propriété, il l’invoque au contraire pour lui-même ». « Mais le voleur ou le brigand se place en dehors du domaine légal de la propriété. En niant que la chose m’appartienne, ils nient tout à la fois l’idée de la propriété, et une condition essentielle à l’existence de ma personne. » (p. 14). 

Face au voleur ou au brigand, il est un devoir de combattre. Mais face à une partie de bonne foi, la balance des intérêts est seule en jeu. Une transaction peut être envisagée. Ce qui dissuade d’y recourir est bien souvent la conviction que l’autre est de mauvaise foi, qu’il met ainsi en cause bien autre chose que mon intérêt. Cette méfiance est souvent tenace, elle « n’est pas quelque chose de purement individuel, exclusivement fondé dans le caractère de la personne, mais s’explique par les contrastes généraux d’éducation et de profession. » (p. 14).

« C’est dans le paysan qu’il est le plus difficile de vaincre cette méfiance. La manie des procès qu’on met à sa charge, n’est que le produit de deux moteurs qui le font spécialement agir : le sentiment profond de la propriété, pour ne pas dire de l’avarice, et le sentiment de la méfiance. » (pp. 14–15). Sa « manie des procès » n’est qu’un « égarement » dû à ces deux moteurs conjugués.

La méfiance du paysan se retrouve dans l’ancien droit romain. Face à une injustice objective, il n’était pas « une satisfaction suffisante que de remettre le droit en honneur, il fallait encore le dédommager spécialement de l’offense que son adversaire coupable ou non lui avait faite ». Par la suite, furent distinguées « l’injustice coupable et non coupable, ou subjective et objective (ingénue comme disait Hegel). » (p. 14).

Le cas de l’hérité du débiteur peut être comparable à celui du possesseur de bonne foi. 

« Le peuple dira-t-on, sait-il donc que le droit de la propriété et celui de l’obligation sont des conditions de l’existence morale de la personne ? » (p. 16). « Non sans doute ! ». Mais la douleur morale lui rappelle « le devoir qu’il a de défendre son existence morale, comme la douleur du corps lui rappelle de défendre son existence physique » (p. 17).

L’âpreté différenciée dans la défense des différents droits s’explique par « le sentiment des conditions particulières de [l’]existence ». L’officier dont l’honneur est au cœur de ce qui constitue son corps défendra une atteinte portée à son honneur infiniment plus âprement qu’un paysan qui, à l’inverse, défendra sa propriété – fruit de son travail – plus durement qu’un officier. Le commerçant sera plus sensible à l’atteinte portée à son crédit, d’où les délits de banqueroutes qui lui sont spécifiques. 

De manière générale, « l’individu mesure le caractère blessant d’une lésion à l’intérêt que sa classe peut avoir à ne pas le souffrir. » (p. 18). Le but particulier de chaque classe ou de chaque individu conditionne l’énergie dans la défense de tel droit plutôt que tel autre. Cette différenciation est le témoignage que le combat pour le droit est un combat pour l’existence morale.

Cela se retrouve aussi dans le droit public lorsque l’on considère que les États punissent plus sévèrement ce qui porte atteinte à la condition même de leur existence (les états théocratiques punissent fortement le blasphème, les États agricoles, les atteintes à la propriété, les États militaires, la désobéissance, etc.). 

La classe peut aussi inciter un individu à courber l’échine. Si l’on prend l’exemple des domestiques, leur honneur est souvent peu considéré. Une résistance individuelle est inutile, ce n’est qu’en cas de réunion de plusieurs hommes de même condition que l’on peut espérer une plus grande considération de la part des autres classes pour eux. Le sens de la défense de la propriété peut lui aussi être émoussé dans le contexte particulièrement néfaste d’une propriété détachée de l’idée de travail, où les fortunes faciles se créent rapidement en bourse. Cela incite à préférer le confort au combat, à préférer la commodité à l’honneur. « Le lâche qui abandonne le champ de bataille » est mis à l’abri des « conséquences que devraient nécessairement entraîner sa manière d’agir » par « la résistance que les autres continuent de faire » (p. 22). Si ce comportement venait à se généraliser, « c’en serait fait du droit tout entier. ».

Ce comportement individuel peut paraître moins grave si l’on considère que, dans les États organisés, la police et le ministère public veillent à la poursuite des atteintes les plus graves au droit. Mais dans les sociétés primitives comme dans la vie des nations, il n’y a pas d’autorité supérieure, le comportement du lâche est un encouragement au voleur.

En m’appropriant un objet, « je lui ai imprimé le cachet de ma personne, qui l’attaque m’attaque, car ma propriété, c’est moi. La propriété n’est que la périphérie de la personne étendue à une chose. » (p. 23). « Cette connexion du droit avec la personne confère à tous les droits de quelque nature qu’ils soient, cette valeur incommensurable que j’ai appelé idéale, par opposition à cette valeur purement réelle qu’ils ont au point de vue de l’intérêt. » (pp. 23–24). Le droit élève l’homme à « une hauteur idéale, où il oublie toutes ces subtilités, tous ces calculs, cette mesure de l’intérêt qu’il avait appris à appliquer partout, pour se sacrifier purement et simplement à la défense d’une idée. » (p. 24).

Ce « prodige » s’opère comme nous l’avons vu par la douleur : « la douleur que l’homme éprouve quand il est lésé est l’aveu spontané, instinctif, violemment arraché à ce que le droit est pour lui, pour lui d’abord personnellement et pour l’individu de sa classe. » « Celui qui n’a pas personnellement éprouvé cette douleur, ou n’en a pas été témoin dans les autres, ne sait pas ce que c’est que le droit ».

« Ce n’est pas la raison, mais le sentiment qui peut seul résoudre cette question » (p. 24). « Ce n’est pas seulement douleur, mais bien plutôt la violence ou la ténacité avec laquelle le sentiment du droit réagit contre une lésion qui est la pierre de touche de sa santé. » (p. 25).

« L’action est […] de la nature même du sentiment légal qui ne peut exister qu’à condition d’agir ; s’il n’agit pas, il s’émousse et s’éteint peu à peu complètement jusqu’à ce qu’il ait presque tout-à-fait perdu la faculté sensitive. » (p. 25).

« La faculté de sentir la douleur causée par un mépris de notre droit, et le courage joint à la résolution de repousser l’attaque, sont le double critérium auquel on peut reconnaître si le sentiment du droit est sain. » (p. 25). La première condition dépend largement, nous l’avons vu de la classe, la seconde « est une pure affaire de caractère. » (p. 26). La forme de la réaction n’est pas un étalon adapté pour la juger, car « une résistance ferme, résolue et tenace ne le cède en rien à une réaction violente et passionnée. ». La richesse des hommes n’est pas plus un guide adapté, car « ce n’est […]pas la quantité plus ou moins grande de richesse, mais la force du sentiment légal qui décidera » (p. 26).

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La défense du droit est un devoir envers la société

La théorie contemporaine « fait exclusivement ressortir la dépendance du droit concret par rapport au droit abstrait, et elle ne dit absolument rien de ce rapport de dépendance qui n’existe pas moins en sens inverse. » (p. 28). « Il est dans la nature du droit qu’il se réalise pratiquement. Un principe légal qui n’est jamais entré en vigueur, ou qui a perdu sa force, ne mérite plus ce nom ».

« Tandis que la réalisation pratique du droit public et du droit pénal est assurée parce qu’elle est imposée comme devoir aux fonctionnaires publics, celle du droit privé est présentée aux particuliers sous forme de droit, c’est-à-dire complètement abandonnée à leur libre initiative, et à leur propre activité. ». Le droit se réalisera « dans le premier cas, si les autorités et les fonctionnaires de l’État font leur devoir, dans le second, si les individus font valoir leur droit ». Ainsi, si les droits concrets doivent leur existence à la loi, « ils la lui rendent. Le rapport qui existe entre le droit objectif et subjectif, ou abstrait et concret rappelle la circulation du sang qui part du cœur où il retourne. » (p. 28).

En droit privé, si personne ne le défend, « il s’ensuit tout simplement que le principe légal n’entre pas en vigueur. » (p. 29). « Chacun est chargé dans sa position de défendre la loi quand il s’agit de droit privé ». « C’est donc le droit tout entier pour lequel [l’homme] combat en maintenant son droit personnel dans le petit espace où il l’exerce. »

En dehors la défense de « l’autorité et de la majesté de la loi », la défense de « l’ordre établi des rapports sociaux » est un intérêt primordial attaché à la défense d’un droit. C’est ce qui permet au débiteur de se faire payer, au maître de se faire obéir, à l’acheteur d’obtenir la chose promise, etc.

« Si nous prenons l’homme tel qu’il est, il n’y a pas de doute que la certitude de rencontrer une résistance ferme et résolue sera bien plus puissante pour l’empêcher de commettre une injustice, qu’une simple défense dont toute la force pratique n’est en réalité que celle d’un précepte de la loi morale. » (p. 30). « Tout homme a la charge et le devoir de briser quand elle se dresse, la tête de cette hydre, qu’on appelle l’arbitraire ou l’illégalité. » (p. 31).

Peu importe que celui qui défend sont droit soit mu par un intérêt purement personnel, il travaille à une œuvre qui le dépasse : « la protection du droit contre l’arbitraire. ». Parti de la défense d’un intérêt, à la défense morale de la personne, on en arrive au point idéal du combat pour le droit : un « commun travail d’où doit sortir la réalisation de l’idée du droit elle-même. ».

Tout homme est sans doute animé de ce sentiment idéal lorsqu’il s’indigne d’une « oppression du droit par l’arbitraire. ».  Un sentiment égoïste peut se mêler à la douleur qu’inspire une telle situation. Cette douleur a le pouvoir « d’élever les natures même les plus douces et les plus conciliantes à un état de passion qui leur est sans cela complètement étranger, ce qui montre bien qu’elles ont été atteintes dans la partie la plus noble de leur être ». « C’est là le phénomène de l’orage dans le monde moral. » (p. 32).

« Le droit personnel ne peut être sacrifié sans que la loi le soit également. » (p. 34).

Shakespeare dans le Marchand de Venise fait dire à Shylok qui demande au tribunal de couper sa livre de viande des entrailles d’Antoine : « ‘Fi donc de votre justice si vous me le refusez ! Le droit de Venise est alors sans force… C’est la loi que j’assigne.’ » (p. 34). « Ces quatre mots changent la prétention de Shylok en une question dont l’objet est le droit même de Venise. » (p. 35). « Son droit et le droit de Venise ne font plus qu’un ». Pourtant, Shylok succombe et on peut voir en son désespoir la défaite du droit (Ihering estime que le fait de s’arrêter pour ne pas faire couler le sang était une mauvaise solution, si le titre était sans valeur, il fallait le relevé à la base).

Si Shylok accepte dans la douleur la décision du juge, la réaction de Michel Kohlhass dépeinte par Henri Kleist est tout autre. Ivre de la douleur de son droit méprisé en justice, il s’écrit, « ‘celui qui me refuse la protection des lois me relègue avec les sauvages du désert et me met à la main la massue qui doit me défendre.’ ». S’il met à feu et à sang les villages où s’est réfugié son ennemi, il agit pourtant pour la défense du droit et dans l’idée de « mettre ses concitoyens à l’abri de semblables injustices. ». Il sacrifie tout à cette idée du droit.

« Le meurtre judiciaire, comme le nomme parfaitement notre langue allemande, est le vrai péché mortel du droit » (p. 37). « Celui qui a été la victime d’une justice corrompue et partiale se trouve presque violemment rejeté hors de la voie légale […] il n’est pas rare qu’en visant au-delà du but direct, il ne devienne l’ennemi-juré de la société, brigand et homicide. » (p. 37). « Le sentiment du droit abandonné par le pouvoir qui devrait le protéger, quitte lui-même le terrain légal et cherche à obtenir par ses propres forces ce que l’imprudence, la mauvaise volonté, l’impuissance lui refusent. » (p. 38).

Lorsque les institutions de l’État sont en désaccord avec le sentiment national de justice, il émerge d’autres formes de justice (duel, vendetta en Corse, etc.).

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« Comment donc celui qui n’a pas même été accoutumé à défendre courageusement son doit personnel, se sentirait-il poussé à sacrifier volontiers ses biens et sa vie pour le salut public ? » (p. 39).

« La véritable école de l’éducation politique n’est pas pour un peuple le droit public, mais le droit privé, et si on veut savoir comment une nation défendra dans une circonstance donnée ses droits politiques et son rang international, il suffit de constater comment l’individu défend son droit personnel dans la vie privée. » (p. 40). La domination de Rome allait ainsi de pair avec un droit privé des plus perfectionnés.

« Il n’y a pas pour un État qui veut être considéré à l’extérieur, solide et inébranlable au-dedans, de bien plus précieux à conserver et à soigner que le sentiment du droit dans la nation. » (p. 41).

« C’est en s’attaquant au droit privé, en méconnaissant les droits de l’individu que tout despotisme a commencé » (p. 42). […]

« Toute disposition arbitraire ou injuste émanant de la puissance publique, ou dont elle veut défendre l’existence est une atteinte portée au sentiment légal de la nation, et partant à sa force même. » (p. 43). « L’idée du droit et l’intérêt de l’État se donnent ici la main. ».

« L’essence du droit, comme le l’ai souvent fait remarquer, consiste dans l’action. La liberté d’action est pour le sentiment légal, ce que l’air est pour la flamme » (p. 43).

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L’analyse du droit allemand de l’époque fait apparaitre pour Ihering une inadéquation avec sa théorie ; « la parfaite expression d’un matérialisme pur et grossier. » (p. 44). On dit que le voleur doit restituer l’objet, mais aussi subir une sanction pour avoir violé les lois de l’État. À la vue de ce que l’on a dit, n’est-il pas la même chose du débiteur qui refuse de payer sa dette ? du mandataire trompeur ? N’est-ce pas accorder une prime à la déloyauté que de mettre en concours celui qui ne craint que la restitution d’un objet conservé injustement et celui qui va subir les pires difficultés pour simplement retrouver son dû ?

L’analyse du droit romain fait apparaitre trois périodes :

  • La période de l’ancien droit faisait tellement cas du sentiment légal qu’il ne différenciait pas la culpabilité formelle et la culpabilité simplement matérielle. Celui qui succombait en justice était toujours exposé à une peine (privée).
  • Le droit intermédiaire qui distinguait les atteintes au droit privé en ce qu’elles résultent d’une atteinte objective (restitution) ou subjective (restitution et punition : amende ou infamie). Cette manière de faire « rendait satisfaction complète aux prétentions légitimes que pouvait élever le sentiment du droit le plus juste » (p. 47).
  • Le troisième degré de développement du droit a été fixé sous Justinien. Cette époque « abâtardie », où le despotisme a accouché d’un droit doux, est condamnable car « ce qu’elle donne à l’un, elle l’a élevé à l’autre » (p. 48). C’est le triomphe de la douceur de l’arbitraire et du caprice.

« Sympathiser avec le débiteur est le signe auquel on peut reconnaitre qu’une époque est débile. » (p. 49).

Pour en revenir au droit romain contemporain…

« La pratique n’a pas d’autre part, une force suffisante pour dominer complètement l’esprit de la matière, elle est par conséquent condamnée à une éternelle tutelle de la théorie ».

« Devrions-nous nous étonner qu’un profond désaccord existe entre le sentiment de la nation et un pareil droit, que le droit ne soit pas plus à la portée du peuple, que le peuple n’est à la portée du droit. »

Le matérialisme du droit allemand de l’époque qui conditionne l’action en justice à l’existence d’une lésion matérielle est fermement condamné par Ihering. « Notre droit […] ne voit pas plus loin que l’intérêt matériel » (p. 51), ce qui explique qu’il n’accorde aucune indemnité dépassant le préjudice matériel, l’atteinte à l’intérêt idéal attaché au droit n’est pas réparée. L’injustice subjective est ramenée au rang d’injustice objective.

L’existence d’un droit pénal ne suffit pas, car admettre l’hypothèse inverse serait dire qu’il y a une partie du droit où l’idée de justice ne se réalise pas.

La protection des débiteurs contre les créances est dépeinte comme absurde et injuste.

L’école prônant la paralysie du droit de défense est également sévèrement critiquée. Prenant l’exemple du vol d’une montre qui, pour l’école qu’il critique, ne justifie par l’atteinte aux membres, au corps, à la vie sacrée d’un homme, il écrit : « on oublie de remarquer que la montre est à moi et que les membres appartiennent au voleur. ». « De pareilles théories sont aujourd’hui impossibles, elles ne peuvent grandir que dans le marrais où se traîne une nation qui est aussi pourrie au point de vue politique qu’au point de vue du droit. » (p. 55)

« Le combat est le travail éternel du droit. S’il est vrai de dire : tu mangeras ton pain à la sueur de ton front ; il ne l’est pas moins d’ajouter : C’est seulement en combattant que tu obtiendras ton droit. » (p. 56).